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Nous avons trouvé ces savoureux textes du Dominicain Lionel Gentric,
proposés dans le cadre de Carême dans la ville. Bonne lecture !

La secrète étincelle

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Je me souviens. Après cinquante jours de marche peut-être, Saint-Jacques-de-Compostelle n’était plus qu’à cent ou deux cents kilomètres : l’affaire d’une dernière semaine. J’étais devenu un pèlerin au long cours. J’avais largement étanché ma soif d’aventure, ma soif d’émerveillement, ma soif de solitude et de rencontres, jusqu’à ma soif de raconter mon périple… Je me souviens comme, au premier regard, je pouvais reconnaître, au milieu des pèlerins d’un jour, ceux qui comme moi venaient de loin. Taiseux, discrets, les vêtements fatigués, économes de leurs mouvements, ramassés sur l’essentiel, au milieu d’un troupeau chaque jour grossissant et chaque jour un peu plus excité, fluorescent. 

Nous n’étions probablement pas les plus enjoués ni les plus bruyants de la cohorte : l’exaltation des premiers jours était passée, le temps avait fait son œuvre et porté du fruit.

Il me revient le visage d’un homme, d’un semblable, avec qui je n’ai échangé que quelques minutes parce qu’en quelques minutes, trois mots et un regard, il m’avait tout dit : il avait pardonné. Dans le brouhaha de l’albergue, ces quelques mots ont résonné plus fort que tous les enthousiasmes alentour de ceux qui avaient fait ce jour-là leurs premiers pas sur le Camino.

Cet homme était plein d’une joyeuse et silencieuse gratitude.

La joie véritable est souvent discrète, parfois secrète. Elle touche à l’intime. Elle se partage avec qui peut la percevoir. Le battement d’un cœur ne s’entend que dans le silence et l’étincelle ne s’aperçoit que dans l’obscurité.

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La fabrique de la joie

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Beaucoup supposent un peu facilement que le pèlerin a beaucoup de temps pour prier, lire et réfléchir. C’est faux. Marcher en terre inconnue, c’est une activité à plein temps. Un œil sur le balisage, un autre sur les nuages, le pèlerin a beaucoup en tête : le ravitaillement, l’eau, le gîte, l’itinéraire, et ce tiraillement derrière le genou qui inquiète un peu. Les soucis lui sont finalement presque aussi nombreux que dans la vie ordinaire ; pour prier, lire ou écrire, il lui faut conquérir du temps. Comme toujours. À moins qu’un miracle se produise.

Par bonheur, le miracle se produit souvent sur le chemin de Saint-Jacques. À la faveur de l’insouciance d’un petit matin, d’un itinéraire limpide ou d’une journée sans tracas, à la faveur de la solitude surtout, un espace s’ouvre et la prière jaillit. Un élan du cœur, un chant, un verset de psaume : des souvenirs prennent forme, les mots s’organisent, l’imaginaire se peuple, la Parole de Dieu surgit, quelqu’un est là. 

Le miracle se renouvelle : chaque jour qui passe, après les premiers émerveillements, le pèlerin retrouve un peu plus facilement la clé de la prière. Il la retrouvera bientôt malgré la fatigue, la faim ou la menace d’une averse. La fabrique de la joie est en marche.

J’aime à penser que la prière a deux visages : celui d’une activité à part entière, pour laquelle on réserve du temps, comme un labeur, mais aussi celui de cet espace qui s’est ouvert gratuitement au pèlerin que j’étais, ce cadeau, comme une rencontre fortuite, un regard croisé, un sourire, un tressaillement.

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Sous les pavés, la Parole

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Le temps béni de mon pèlerinage solitaire s’est achevé brutalement : après trois jours à Saint-Jacques-de-Compostelle et plus de deux mois sans avoir emprunté le moindre transport motorisé, je suis revenu à Lyon en car. Le voyage a été interminable, inconfortable, sinistre. Les aires d’autoroute, inévitables jalons d’un tel voyage, m’ont épouvanté. Dans la solitude du voyageur que j’étais devenu, je ne reconnaissais rien de la solitude du pèlerin que j’avais été. Le retour à la vie ordinaire s’annonçait rude.

Depuis la ville de Paris où je réside désormais, je repense souvent à ces jours de silence et de solitude, à la traversée des Causses du Quercy, à la descente sur Saint-Sébastien : ce souvenir résonne comme une convocation. Le chemin n’est plus là, sous mes pieds, mais la Parole de Dieu demeure. Elle sourdait sous mes pas, grondait, surgissait, claironnait au lever du soleil. Je sais. Je sais de source sûre que, là où je vis désormais, elle est prête à jaillir : au coin de la rue du Champ-de-l’Alouette, à l’angle du boulevard Arago et jusque dans le métro parisien malgré son hostilité plus ou moins déclarée.

Bernanos écrivait : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas tout d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » Le jugement est sévère, mais utile. À la conspiration des éléments contre le silence, la Parole de Dieu et la joie, le pèlerin peut opposer une résistance : « Chaque jour je te bénirai, je louerai ton nom toujours et à jamais. »

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À l'ombre d'un seul clocher

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Les pèlerinages et les grands rassemblements, comme les temps de retraite et les événements festifs, sont autant de « temps forts ». Ils ont leur rôle à jouer dans la vie des chrétiens aujourd’hui. Nous consacrons beaucoup d’énergie à les préparer. Je l’ai expérimenté plus souvent qu’à mon tour, mais l’essentiel n’est pas là. On ne peut pas tous les jours battre des mains, partir à l’aventure, vivre dans l’effervescence.

Le Magnificat a résonné un jour, pour la première fois, un jour ordinaire, dans un tout petit village de Palestine et pas dans le Temple de Jérusalem.

Bien des saints ont mené une quête joyeuse du Seigneur dans le dépouillement d’un modeste monastère, dans le recueillement d’une cellule toute simple. Un lit, une chaise, un petit bureau. D’innombrables chrétiens, au cours de l’histoire, ont vécu toute leur vie à l’ombre d’un seul clocher, dans une seule paroisse, parfois riche, souvent pauvre, jamais parfaite.

C’est là que le Seigneur nous attend. S’il nous a fait signe en une occasion privilégiée, singulière, festive, à Vézelay ou à Lourdes, à Lérins ou au mont Saint-Michel, c’est pour que nous le retrouvions dans la grisaille de l’ordinaire, dans le bus ou la voiture, dans une salle d’attente… ou tout simplement à la maison, chez soi, dans cette chambre qui est mienne et qui peut devenir, si j’y suis attentif, terre d’un pèlerinage quotidien vers « les horizons de la terre et les rives lointaines » *… Deux choses sont ici nécessaires, je crois : le silence et le désir de vivre de Dieu.

Accorde-moi, Seigneur, la grâce d’aimer le silence et de désirer vivre de toi.

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Pas de blabla

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Comme j’ai aimé célébrer la messe sur le chemin de Saint-Jacques ! Souvent seul, un peu à l’écart du chemin, sur un petit promontoire ou au bord d’une rivière. Une hostie et quelques gouttes de vin, les lectures du jour en main. À mi-voix, avec des gestes à peine esquissés, dans la liberté, accordée par la solitude, de m’attarder ici, d’accélérer un peu plus loin. La splendeur de l’Eucharistie n’a peut-être jamais tant scintillé à mes yeux que dans ce complet dépouillement. Rien (ou presque) ne se donnait à voir ; tout se donnait à goûter.

J’aime quand, à la messe, il ne se passe rien. Pas de blabla et rien d’inattendu. Rien d’autre que l’essentiel : l’écoute silencieuse de la Parole et la célébration du mystère pascal. Le reste est accessoire.

Je connais pourtant la beauté de la liturgie quand elle se déploie joyeusement dans l’espace d’une basilique, le temps d’une fête ! Mais l’écrin de nos chants, de nos processions et de notre encens n’est jamais qu’un écrin. Comme un tabernacle. Et le tabernacle ne vaut que par ce qu’il enveloppe de son silence, dans l’obscurité. La joie manifeste chantée, proclamée, n’a jamais vocation qu’à faire naître, nourrir et soutenir une autre joie, secrètement plantée.

Au cœur de la célébration eucharistique, si solennelle soit-elle, il y a cet instant où le prêtre, sans un regard pour la chorale et le thuriféraire, tient en ses mains l’hostie, presque rien, et désigne ce presque rien comme le plus grand des trésors : « Heureux les invités au repas des noces de l’Agneau. »

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Ultreïa

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Le pèlerin n’est pas tout à fait un randonneur. Un randonneur multiplie les ascensions et les cols, les boucles et les détours, pourvu qu’il y ait ici un sommet, là-bas un lac, quelque chose qui lui en mette plein les yeux. Le pèlerin, lui, va quelque part, et c’est tout autre chose. Il ne fait que passer, il est en chemin.

Mon pèlerinage m’a découvert d’innombrables merveilles — l’Aubrac et les Asturies ! —, mais il y eut aussi des heures plus arides, plus austères, des forêts d’eucalyptus, des champs de tournesols, des entrées d’agglomérations, des bas-côtés. C’était moins beau, moins riant. Sur ces chemins-là, le pèlerin ne croise plus de randonneurs. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. C’est quand j’en ai pris conscience que j’ai compris que j’étais justement devenu un pèlerin. Dans le fond, ces moments-là étaient beaux et joyeux, tout autant que les « grands » jours. J’éprouvais de la joie là-même où beaucoup n’auraient jamais imaginé pouvoir en trouver : dans le commun.

Je le sais désormais de source sûre : Dieu est partout et partout il donne sa grâce. Et la grâce de Dieu n’a jamais saveur plus vive que là où elle surprend et détonne. Dans une rencontre apparemment banale, au travail, dans la solitude.

Pas davantage que la vie elle-même la joie ne se fabrique. Elle ne se décrète pas. La simuler, c’est la trahir. « Cela ne vient pas de nous, c’est le don de Dieu. » (2e lecture de ce dimanche) Elle se reçoit comme se reçoit le vin étourdissant de Cana. Nul n’en est le maître, sinon le Maître de la vie elle-même.

Pas davantage que la vie elle-même la joie n’est un jouet. Elle est un trésor, la perle de grand prix de l’Évangile. L’homme qui, dans l’Évangile, découvre le trésor caché, « va vendre tout ce qu’il possède », et il achète le champ. Il donne tout.

Ainsi, le pèlerin, tendu vers le but de son pèlerinage, qui rassemble toutes ses forces pour aller ultreïa, toujours plus loin. Il sait que Saint-Jacques n’est qu’une étape : le véritable pèlerinage ne fait que commencer et ne trouvera son terme que dans le royaume de Dieu.

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https://www.caremedanslaville.org/

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